lundi 25 avril 2011

Le temps de l'innocence - Comment savoir de James L. Brooks

" Perte en dignité. - La méditation a perdu toute la dignité de la forme; on a fait un objet de risée du cérémonial, de l'attitude solennel du méditatif, et l'on ne supporterait plus guère un sage de style ancien. Nous pensons trop rapidement et en cours de route, et en pleine marche, au milieu des affaires de toutes sortes, quand même il s'agirait des choses les plus graves; nous avons besoin de peu de préparation, de peu de silence même : - cela se passe comme si nous portions dans la tête une machine perpétuellement en roulement, qui, même dans les conditions les moins favorables, ne cesse de tourner. Jadis on remarquait à l'air de chacun qu'il avait pour un instant besoin de réfléchir,qu'à partir d'un moment donné, il voulait acquérir plus de sagesse et s'attendait à la venue d'une pensée."
Nietzsche - Le Gai savoir, §7

La chaude consolation d'une happy end tient au fait que tout ce qui arrive de bien dans une excellente comédie se fait passer pour être la danse naturelle du monde et non le fait du seul scénariste. Ce qui nous est dit est que nos expériences peuvent s'achever aussi parfaitement que des films - une mauvaise happy end nous apprend alors que des films peuvent s'interrompre avec cette banale imperfection qui caractérise la majorité des moments de notre vie. Interruption ou parachèvement, tout est presque là.

Fragile limite entre danse du monde et caprice scénaristique que met trop bien en évidence une certaine scène de Comment savoir où George (Paul Rudd) et Lisa (Reese Witherspoon) rendent visite à la secrétaire de George venant d'accoucher et attendant le père de l'enfant voit arriver le père de George (Jack Nicholson)...avant que le vrai père n'arrive derrière lui. Dans cette scène aussi stupéfiante que fatigante le spectateur voit se profiler un horizon d'ennuis, horizon d'ennuis invraisemblables où l'on entend le spectateur susurrer un "ça va trop loin", que l'instant d'après -lorsque le vrai père se montre- s'empresse d'annuler comme pour nous faire réintégrer la danse crédible du monde que la malice du cinéma nous a fait quitter pendant un instant.
Une bonne comédie morale ne cesse de titiller la frontière qui fait passé un excellent scénario pour un scénario sur-écrit, hystérisant ses rebondissements, et ne pouvant être ramené à rien d'humain, à aucune des situations du monde. Nous restons persuadés que la vie est calme et pour ces comédies, conserver la vraisemblance c'est conserver le lien qui les rattache au monde de la vie, le conserver tout en l'étirant au maximum - et le seuil de tolérance du spectateur est très élevé. L'enjeu est de ne pas briser le lien de croyance qui relie le spectateur à l'histoire pour le rendre disponible à croire en la morale qu'on lui propose. Morale comme conclusion qui ne saurait être tronquée de l'histoire qui la précède - aimer une conclusion c'est aimer toute l'histoire qui l'annonce et la porte. Histoire devant bien renvoyer à une situation de nos propres vies, non pas y renvoyer en détails, il ne s'agit pas de les vivre jusque dans leurs décors, mais de garder cet "air de famille", ce goût humain et ce visage qui se découvre derrière une happy end digne de ce nom et qui dans ses meilleurs moments n'est pas joie factice du bon divertissement mais joie que l'homme prend à l'homme, au fait très simple que tout travail mérite, parfois en ce monde, un salaire inespéré. Avec ce lien gardé le film devient une histoire possible parmi d'autres histoires possibles, c'est le champ des possibles retrouvé. Ce qui compte pour la comédie morale, c'est donc de nous rappeler à ce à quoi nous sommes capables et par là même à ce à quoi nous aspirons. Elle est expérience et par là même rappel à cette possibilité d'expérience : l'expérience du bien, pris dans son acception la plus naïve et la plus consolatrice. Postulat vague et qu'il s'agit de clarifier : ce que nous disent les comédies morales c'est que précisément, changer mes désirs, se poser la question de mon style de vie, soudain me regarder faire, condition sine qua non pour entreprendre de bien faire, me forger une morale, qui est possiblement celle de l'amour, bref changer nos désirs, c'est changer l'ordre du monde.


Comment savoir fonctionne en deux temps, comme l'écrit Cavell à propos de Conte d'hiver de Rohmer, un temps de l'expérience et un temps de la formulation et de la compréhension. Ce que nous donne à voir le film c'est qu'il y a "un temps pour tout", non pas seulement qu'il faille ne pas s'impatienter, que chaque chose doit attendre son heure mais que précisément octroyer un temps de la compréhension au temps de l'expérience c'est permettre un temps à ce que nous voulons, c'est-à-dire : permettre à ce que nous voulons d'exister, permettre au bien, comme voie possible, de surgir. Consolation plus haute que met en scène le film : la bonne action, la bonne parole ne me sont pas arrachées dans un effort insoutenable, mais viennent du seul fait que j'ai mis à ma disposition un temps de réflexion, le bien devient dès lors la chose du monde la mieux partagée en se réduisant à une question de "temps laissé au temps". Dans Comment savoir il y a des actes qui font des dégâts mais pas de méchants, la méchanceté n'existe pas, tous ne sont méchants qu'involontairement. Il existe de la maladresse, de l'incompréhension, de la faiblesse et de l'inconséquence. Jack Nicholson n'est pas un sommet de méchanceté, il est inconséquent et donne -en toute cohérence- en héritage à son fils la conséquence de sa mauvaise action, dont héritera sans le savoir Lisa puisqu'elle décidera de l'issue du dilemme hérité. Certainement pas preuve d'amour que cet héritage, mais une façon comme une autre de dissoudre une charge trop énorme pour George, moyen terme lui permettant de décider sans décider, de décider de la manière dont cela sera résolu mais non pas de l'issue et d’imbriquer ainsi un enjeu dans un autre : si Lisa m'aime ma vie méritera d'être vécue. La surprenante beauté d'un tel pari prouve une fois encore que faire le bien n'est pas un sport mais une question de discernement, d'honnêteté envers soi-même, honnêteté de se dire que ma vie telle qu’elle est est digne d’être sacrifiée : qui suis-je pour ne pas me sacrifier?

Nous ne sommes pas tous égaux quant aux conséquences de nos actions : Lisa a voué sa vie au baseball, elle n'a pas été sélectionnée, Charles (Jack Nicholson) a rusé et il semble être en bonne voie de s'en sortir, George pensait pouvoir "se maintenir à flot" en ne faisant jamais rien de mal et il se retrouve suspecté de fraude. Le désespoir voudrait qu'il n'y ait plus de règles, puisqu'agir bien ne suffit plus il s'agira d'agir selon son bon plaisir, mais paradoxalement Lisa et George au lieu de céder à la banalité du tout-se-vaut, sont encore et toujours à la recherche de règles de conduite, d'un critère infaillible permettant de s'assurer non seulement que ce que je fais est bien mais que je serai à l'abri d'un malheur. Puisque la morale avec laquelle ils cheminaient ne suffit plus il va leur falloir une sur-morale, un bouclier indestructible et qui ne nie pas pour autant la force que représente la vie : ce sera le couple qu'ils formeront à deux comme remède universel. Mais avant cela, avant cette ultime conclusion, nous les voyons pris dans une série de dilemmes à résoudre. Lisa est engagée de telle sorte avec Matty qu'elle semble devoir lui rendre des comptes pour l'éternité, elle désire persévérer dans cette relation qui est son pari à elle, pensant elle aussi que le bien ne se comprend qu'en terme de sacrifice : sacrifier l'intime conviction que Matty n'est pas fait pour elle au profit d'une bienveillante obstination. Façon à elle de se surcharger de responsabilité : ce n'est jamais lui, elle, eux, le monde à la source du problème, c'est toujours moi, à l‘instar de ces post-it collés sur son miroir dont un qu‘elle se répète devant Matty « Avant de juger juge toi toi même. Si c‘est ta faute, tu peux corriger le tir.», dont acte. Elle apprendra plus tard que faire le bien peut épouser la forme de son propre bien, et qu'il ne s'agit pas, soit de sortir avec Matty soit de le juger et donc de sortir avec Matty pour ne pas le juger, elle se rendra compte qu'elle le connaît désormais assez pour pouvoir le quitter sans pour autant le juger - son dessein initial s'en trouve préservé. C'est une séparation temporisée : Lisa quitte Matty non pas au début du film mais à la fin, maintenant qu'elle l'a innocenté en le comprenant. Tant la relation de George avec son père que celle de Lisa avec Matty ne parle que de ça : comprendre pour ne pas juger, comprendre pour innocenter, et donc prendre le temps d'innocenter. Matty n'est plus le salaud du début, l'enjeu n'était pas de savoir où était les bons et où se trouvaient les méchants. Ce n'est pas une question de frontière qui se pose mais une question de monde ou de langue en ce qui concerne les choses de l'amour : Lisa et Matty ne parlent pas la même langue, ce qu'ils attendent et ce qu'ils offrent ne correspond pas à ce que l'autre attend et est en mesure d'offrir. "On ne parle pas de la même chose" est trop clairement mis en évidence dans le film pour faire ici l’objet d’un éclaircissement, Lisa et Matty parlent d'autant moins de la même chose que Lisa a pour point de comparaison la grande harmonie qui règne avec George. De son coté George apprend la même chose : que le bien n'est pas incompatible avec ses intérêts, quand il renvoie dans un contredon son père à sa propre responsabilité il diffère lui aussi le moment du refus : la première fois où cela a été possible George ne lui dit pas: "débrouille toi avec la justice", mais en différant sa décision, en la remettant à Lisa, il contourne le refus pour lui préférer le constat "Lisa m'aime...cela veut dire que tu vas devoir te débrouiller".


Revenons à ces deux temps, celui de l'expérience et celui de la formulation et de leur enchaînement presque systématique dans le film. La scène la plus significative reste celle de l'hôpital où le père du nouveau né demande en mariage la secrétaire dans un discours d'autant plus somptueux qu'il se dévoile dans le tâtonnement précipité des mots qui se trouvent magiquement par un mélange d'urgence et de désir d'honnêteté, par une intelligence de la parole qui se fait action en se faisant promesse impatiente d'être tenue, tenue dans les mots même. George était censé filmer la scène mais se rend compte qu'il n'a pas enclenché l'appareil et a ainsi perdu tout du moment. C'est alors la panique car tous désiraient voir ce moment éternisé et Lisa propose que l'on "rejoue" la scène. Lisa et George essayent de rappeler de mémoire le "dialogue" entre la secrétaire et son ami, se remémorant mot à mot ce qui a été improvisé.
Cette scène regorge de significations, celles qu'on voudra bien lui prêter, pour ma part je vois une réflexion sur les possibilités du cinéma. Ce que George et Lisa répètent au couple ce n'est pas seulement leurs propres mots mais ce dont le couple s’est rendu capable et qui serait tombé dans l'oubli de l'euphorie amnésique, "souvenez vous que vous avez dit ça et que cela vous engage, soyez en à la hauteur". Ce que George offre au couple par sa maladresse c'est un temps de la compréhension au temps de l'expérience - nous pouvons dire alors que le cinéma nous offre la même chose, qu‘il exemplifie, encadre et souligne ce qui dans nos vies mérite de l‘être. La vidéo que George était censé tourner n'aurait pas fait mieux, ce qu'aurait immortalisé la vidéo aurait été les retrouvailles d'une famille, un certain contexte dans lequel le miracle de ce qui a été dit serait passé au deuxième plan. Le fait que ce soit George et Lisa qui remémorent au couple leurs propres paroles confère à ce dialogue la puissance de l'extériorité et la force d'un impératif venu du dehors.
Mais ce qui interpelle le plus c'est que le rappel se fasse tout de suite après que le moment soit passé : il n'est pas seulement retranscription mais mémoire de ce qui a le plus de risque d'être oublié : mémoire de l'instant d'avant, celui qui vient juste de passer et qui n'est pas assez loin pour intéresser la mémoire. Ce que semble nous dire cette scène c'est que le rappel ne souffre aucun délai parce que l'oubli de ce nous nous étions promis, de ce à quoi nous aspirons est à l'œuvre dès que la parole s'effondre. Que se passe-t-il lors de la première scène non improvisée où Ron annonce qu'il veut épouser la secrétaire? Ou plutôt qu'est-ce qui n'a pas lieu ou qui n'a lieu qu'avec la remémoration de la scène? C'est comme si la scène en question, la promesse en question n'avait pas eu lieu la première fois, ne comptait pas dans la spontanéité de la première fois mais uniquement dans son rappel, dans sa reprise qui en est sa confirmation, et qu'elle investissait son sens réel et faisait enfin effet dans son deuxième temps, dans l'extension offerte dans le temps de la compréhension, Ron le père s'exclame alors "j'ai dit ça!". De même que dans le film toutes les scènes "importantes" se scindent en leur milieu pour se rectifier, nous offrir leur heureuse correction, leur soeur jumelle plus jolie qu'elle.
Cela commence avec Lisa, ne cessant de revenir sur ses pas pour rectifier de manière presque schizophrénique ce qu'elle vient de faire, ne cessant de contredire ce qu'elle veut faire par ce qu'elle devrait faire : revenant sur ses pas après être partie en trombe de chez Matty, puis réapparaissant dans l’encadrure de la porte pour demander au psy s'il n'a pas quelque chose, une vérité générale qui servirait en toute occasion, descendant du bus après avoir vu George s'énerver dehors lui disant qu‘elle pourra prendre le prochain, acceptant de l'accompagner voir Annie la secrétaire venant d'accoucher après avoir refuser une première fois. Elle se désiste là ou elle a d'abord accepter, elle accepte là où elle avait d'abord refuser, la négativité se double toujours de positivité, un "non" est un "oui" à autre chose. Ses bifurcations font parler sa sincérité qui ne se confond plus avec la spontanéité mais avec la réflexion. Et tout se joue dans cette sorte de jeu d'engagement et de désengagement, de nouage et de démêlage qui n'ont peut être l'air de rien (descendre du bus pour prendre le suivant qui arrive dans deux minutes) mais qui font lentement mais sûrement et clandestinement converger, dans les recoins des abribus, la trajectoire de Lisa vers George, construisant sa fidélité par intermittences, par à-coups, par "signes". De même qu'à la fin la simple descente de Lisa est le signe qu'elle aime George mais aussi le signe que le père de George est fini : et c'est ce décalage possible de compréhension entre un spectateur venant de débarquer et celui qui est pris dans les filets d'une histoire depuis deux heures que nous mesurons. Une femme descend dans la rue rejoindre un homme, situation sur-signifiante pour le cinéma, depuis deux heures notre croyance ne désemplit pas.


Lisa décide instinctivement, et c'est dans l'étincelle du moment qui suit que la modification s'inaugure: surprise pour elle-même comme pour nous dans cette possibilité de rectifier le passé immédiat. Le plan se resserre sur le visage ouvert de Lisa, son regard se dilate d'une compréhension qu'accompagne le spectateur qui intérieurement y met les mots. Comme lui disait George en parlant de la pâte à modeler Play-Doh, "c'est la preuve qu'il suffit d'une petite modification pour mener la vie qu'on souhaite", mais c'est comme si la preuve, Lisa l'avait expérimentée tout le long du film par ses actions ajustées et dans ce visage qu'elle offre à la possibilité d'un autrement, d'un "et si...". Dans L'arbre, le maire, la médiathèque Rohmer intercalait des "et si.." rétrospectifs entre chaque scène. Dans Comment savoir c'est le visage même de Lisa qui soutient ce "et si" cette fois-ci prospectif, visage à la fois impliqué jusqu’au cou dans ce qu'il vit et visage surplombant la situation, comme si toute situation clé, tout dilemme exigeait cette situation de surplomb impliqué, conscience d'être infatigablement pris dans la vie et de devoir y faire des décisions seul, imperturbablement mais en ayant toujours comme ressource celle de pouvoir s'écouter, se regarder faire pour pouvoir défaire, refaire, parfaire. Lisa regarde dans le vide comme on suspend le temps, comme on dirigerait un regard à l'intérieur, visage absent aux personnages et offert aux spectateurs et qui annonce un basculement, qui de bout en bout n’est le fait que d’une conscience s’éveillant à elle-même en s’éveillant à l’amour.

lundi 11 avril 2011

Le Pari hollywoodien - Notes sur le malentendu au cinéma

"L'amour aussi doit être appris."
Nietzsche - Le Gai Savoir

1 - Une femme rejoignant son mari dans un hôtel à New-York et tenant à lui faire la surprise de sa venue tombe nez à nez avec sa "voisine" en petite tenue dans sa suite. (La brune brûlante - Leo McCarey, 1958)
2 - Une femme apprend qu'elle se fait draguer par un homme qui n'est pas célibataire mais n'est autre que le mari de son amie. (Top Hat - Mark Sandrich, 1935)
3 - Un homme en veut encore à sa femme de l'avoir trompé avec son meilleur ami. (La chatte sur un toit brûlant - Richard Brooks, 1958)
Ces trois situations sont tirées de trois films qui n'ont, a priori, rien à se dire si ce n'est que leurs intrigues se construisent toutes autour d'une infidélité qui s'avère n'être rien d'autre qu'un malentendu -notons que cet article est motivé par le fait qu'un millier d'autres films parlent précisément de la même chose et qu'il nous apparaît que par ce thème persistant quelque chose veut être dit par ces films. Quelque chose à été donc mal entendu et qui devra être réexpliqué, une parole devra en défaire une autre. L'histoire du film sera celle de la reconstruction d'un couple par la reconstruction d'une innocence, du retour à la sérénité initiale, celle qui ne méritait pas que l'on fasse un film sur elle mais qui dès lors qu'elle se trouve menacée par le soupçon d'une infidélité, commence de nous intéresser parce qu'il s'agit de pénétrer le domaine beaucoup plus problématique et intéressant de la reprise, c'est-à-dire du renouvellement du même, d'une confirmation de ce qui a été déjà affirmé et qui est à présent menacé. Le couple du malentendu n'est pas celui de la comédie romantique, il n'est pas dans un rapport neuf et surprenant au monde, il n'est pas excité à l'idée d'être engagé, d'être deux, mais il est revenu de tout, surtout de l'engagement, par l'habitude il en a oublié le sens même de ce mot, s'enlisant dans ce qu'il y a de pâteux à être deux, le couple s'apprête à vivre une aventure telle qu'il s'extirpera de la pâte de l'habitude pour de bon.
L'homme n'a pas trompé sa femme avec sa voisine, le mari de son amie et l'homme qui la draguait n'était pas la même personne, la femme n'a jamais trompé son mari avec son meilleur ami, bref, ce que l'on découvre à l'issue du film, c'est que l'infidélité devient une impossibilité: même en réunissant les preuves de la tromperie, ce ne sont pas les preuves qui font l'infidèle: il suffit que le trompé nie une version des faits (et du monde) parlant contre son conjoint pour que celui-ci s'avère être innocent. La vérité du couple ne menace jamais le couple, elle est à la fois indépendante et rivale par rapport à la vérité du monde qui semble vouloir crier que cet homme, cette femme, a bien trompé, puisqu'il en apporte et en élabore toutes les preuves et toute la cohérence pour soutenir son attaque. Deux questions se posent alors : pourquoi l'infidèle tarde-t-il à se faire reconnaître comme innocent? Pourquoi le moment de l'explication, le moment où le présumé coupable trouve le moment de se défendre, vient-il si tard dans le film? Dans de nombreux cas les preuves sont faciles à rassembler, mais c'est comme si le présumé coupable comprenait qu'il a des choses à se reprocher, ne serait-ce que la possibilité toujours ouverte de tromper l'autre, "je comprends que tu me reproches le mal que je suis toujours capable de te faire". C'est comme s'il fallait en vivre encore un peu plus ensemble pour que l'accusateur soit en mesure de recevoir ce que l'accusé a à dire. Ce que s'apprêtent à comprendre les deux personnages est une leçon qui ne peut se comprendre qu'à deux et qui n'a rien d'évident, de facile, mais qui est de l'ordre d'une discrète et calme révélation.

Le temps du film est le temps d'un écartèlement où les conjoints se trouvent comme placés à deux extrémités du monde, distance infinie que met entre eux la rancoeur de la tromperie: le trompé fait la sourde oreille devant les gesticulations du présumé coupable. Se savoir innocent ne suffit plus si l'autre ne reconnaît pas cette innocence, l'autre a désormais tout du coupable allant jusqu'à intérioriser la culpabilité qu'on lui prête. Les faits témoignent de sa culpabilité, et tout durant le film se déroule comme si précisément l'infidèle présumé l'avait réellement été. L'écran s'ouvre grand sur la version du monde du conjoint trompé, tout ne devient plus qu'indices, preuves accumulées, ce qui fera la différence ne sera donc pas de l'ordre de l'image puisque l'image accuse, mais de l'ordre de la parole. Voir cette séquence dans Top Hat où l'on assiste d'abord à une scène depuis le point de vue de Ginger Rogers avec un lustre parasitant son champ de vision et qui lui dissimule la vérité de la scène; à sa suite, la même scène du point de vue qu'elle aurait du avoir, scène-clé qui enclenche le malentendu et qui démontre bien qu'il suffit d'un rien, d'une vision d'optique, d'un rien insidieux pour qu'un couple en devenir se fragilise.
Ce qui se joue dans ces malentendus c' est une guerre des versions du monde, est-ce que le couple va obéir aux lois du monde et se dissoudre dans la froide objectivité de ses preuves ou se sauver par sa propre loi? Le combat est encore plus pervers du fait que le monde divise pour mieux régner en faisant passer son affrontement contre le couple pour un affrontement ayant lieu entre les deux conjoints qu'il oppose. S'il faut que je sois reconnu par l'autre c'est que tout seul nous ne pouvons rien affirmer, mais à deux nous pouvons former une île comme un monde et vivre de notre propre cohérence, de nos propres affirmations. Il y a une distance d'abord insurmontable qui sépare ces deux êtres qui s'aiment mais sont comme empêchés parce que pris dans ce rapport inégal qu'institue la relation de victime et d'accusé.
Qu'est-ce qui nous permettra de nous rejoindre? La distance posée entre les deux êtres se dissout magiquement dès lors que le couple s'explique, elle n'est pas une distance spatiale ce qui veut dire que le couple ne se définit pas seulement par le fait que ces deux êtres vivent ensemble, cela ne suffit pas, tout se passe comme si cela ne suffisait plus. Taylor et Newman, vivant pourtant ensemble, ne se parlent plus, Taylor est résolue à reconstruire le lien rompu avec Newman, dans une réplique imagée elle lui fait comprendre qu'elle ne le lâchera pas, que la chatte sur le toit brûlant compte bien y rester. La distance est donc d'ordre temporelle, cette distance c'est le chemin à parcourir jusqu'au moment de notre explication, au moment où nous nous rejoignons dans la parole. Pourquoi s'expliquer? Parce que ce qui a permis que le soupçon nous menace c'est que nous avons oublié ce qu'était le couple: deux personnes qui se sont expliqués et qui s'expliqueront encore, inlassablement. Au début de la Brune brûlante Newman et Woodward sont clairement en train de se perdre de vue et ne trouvent plus le temps de se retrouver, Woodward propose de passer un week-end en amoureux, Newman tente de se mettre d'accord sur un jour et Woodward se rend compte qu'aucun ne lui convient, qu'il y a tel rendez vous chez le dentiste lundi, telle réunion du comité le mardi. Malgré leur bonne volonté c'est le monde qui les sépare, ils peuvent se faire tous les baisers du monde, se dire qu'ils s'aiment s'en prendre acte de ce que cela veut bien pouvoir dire, une distance se trame derrière eux et à laquelle ils ne pourront échapper. Un couple a toujours été l'histoire de deux êtres qui se sont expliqués, qui ont eu ce temps-là, cette envie là, de tout se dire, de mettre en commun pour que le monde ressemble à quelque chose, pour que le monde ait un visage, celui qu'on lui aura prêté à deux. L'expérience du soupçon les rappelle à l'imprudence que cela a été de vouloir penser que ce mouvement vers l'explication pouvait cesser un jour. S'expliquer fait l'objet d'un désir et non pas d'un effort, mais à un certain moment il y a un effort à produire pour retrouver ce désir qui lentement se trouve grignoté par l'habitude et la vie pratique où à force de faussement se côtoyer, de croire que nous nous côtoyons par la seule proximité des corps, nous nous perdons de vue. Entre toi et moi il y a une montagne d'obstacles insurmontable parce que nous ne les avons pas envisagés comme obstacles, il y a les enfants , il y a le fait que nous nous parlons plus, l'affairement factice et les malentendus restés inexpliqués. C'est en surmontant l'obstacle ultime, celui qui menace la possibilité même du couple, le soupçon d'infidélité, que se dissiperont tous les autres ainsi que la poussière accumulée sur le projet initial que fut notre relation. C'est l'infidélité qui permet de me rappeler ce que tu es en train de trahir, qui me rappelle à l'idéal de notre couple. En tant que couple on ne saurait en finir de s'expliquer, on ne saurait dissoudre l'étrange(re)té irréductible du conjoint en prenant pour acquis le fait que nous nous sommes expliqués un jour, le couple est a recommencé éternellement, non pas par n'importe quelle attention mais par l'attention que suppose le fait de s'écouter et de se répondre; attention et écoute que le cinéma hollywoodien met clairement en scène dans ses screwball comedies.
Le soupçon est l'expérience d'avant l'explication, d'avant le couple, celle qui nous rappelle à la prudence soupçonneuse de notre solitude. Ce qui m'épuise dans ta tromperie c'est que je pensais pouvoir baisser la garde avec toi et que tu m'apprends que j'ai été naïve, que je vais devoir perdre ma naïveté paresseuse, la fidélité acquise par habitude, la non-occasion de te tromper, ce rapport de fidélité passive, pour réinvestir la méfiance. Si le malentendu se résout dans l'explication c'est parce que l'explication est le régime du couple, il est un idéal de société, un idéal de rapport. S'expliquer ne veut pas dire "tu n'es pas dans ma tête je dois donc justifier tout ce que je fais, te mettre au courant de ma façon d'agir pour que tu me cernes", ce n'est pas un rapport coupable à l'autre mais précisément une confidence sans prudence ni réserve à celui qui pourtant ne sera jamais un autre moi même. C'est parce que tu es très étrange et très autre que nous devons nous dire tout afin de réduire la distance pourtant insurmontable; l'explication est ici la fiction par laquelle passe le pari du couple.
Du fond de leurs solitudes les personnages se pensant trompés font confiance à ce qu'ils entendent rapporté d'un tiers "je l'ai vu avec untel", à ce qu'ils voient, à ce qu'il y a de plus extérieur au couple. La fidélité de leur conjoint(e) n'est pas ce qui leur vient en premier, ils sont tout à ce premier réflexe de méfiance, "j'en étais sûre", "je le savais", "ce que tu viens de faire explique tout", comme si chacun trouvait dans cette infidélité le motif d'une rancoeur plus large, d'une rancoeur d'abord larvée et qui a à présent toutes les raisons de se déployer. C'est la rancoeur qu'ils ont à l'idée que l'autre s'obstine à être irréductiblement autre dans l'imprévisibilité prévisible de ses trahisons, de sa fatigante altérité : dès lors que je tourne le dos il s'empresse de me tromper, de permettre une dissonance dans la cohérence de notre version des choses. Ce serait se tromper que de penser que c'est la loi du couple qui est transgressée, la loi négative, restrictive qui dit : je ne coucherai pas avec un autre, ce qui est transgressé c'est cette autre loi voulant que je m'explique toujours avec toi. Ce dont rend compte la fin du film c'est que l'infidélité revêt deux sens, elle n'est finalement pas du côté que l'on pensait, c'est celui qui se pensait trompé qui trompait l'autre en le pensant capable de tromper.
Ce que met au jour l'explication c'est le projet en forme de pari qu'est le couple, un pari qui ne connaît pas de répit mais qui présuppose une vigilance accrue, constante, non pas sous forme de surveillance mais sous forme d'attention. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de sérénité du couple mais que précisément cette sérénité est une infatigable reconquête de notre vie en commun, il a été illusoire de croire que cela devait passer par une proximité de nos modes de vie, un même toit qui ne serait pas tissé de paroles et d'histoires.


dimanche 10 avril 2011

La Pianiste, Haneke



« La méchanceté c'est empêcher quelqu'un d'effectuer sa puissance. » 
Gilles Deleuze

La pianiste organise cette orgie impuissante de méchanceté et de perversité, derniers tristes pouvoirs de deux faux complices qui avaient cru pouvoir s'approcher sur les chemins de la musique et d'une relation autoritaire. La force de Haneke c'est de ne jamais s'intéresser à des pathologies trop désignées mais de s'immerger dans une noirceur qui rend nécessaires les affects destructeurs et leur lot de sordidités. La manière de construire d'Erika s'assimile donc à une destruction de ce que son élève n'avait pourtant même pas eu le temps de construire : c'est le sens de ses mutilations, de son repli de vieille fille, de son désir ridicule de contrôle sexuel et émotionnel. Peut-on encore détruire lorsqu'il n'y a plus rien à détruire ? La pianiste s'attaque à ce qui persiste dans ce désert, ses coups se dirigent vers elle-même à défaut de rencontrer des aspérités extérieures et après avoir épuisé la dernière d'entre elles. C'est ainsi lorsque l'on entreprend de raser une surface déjà plane : on ne peut que vouloir la saper, attaquer ce qui la sous-tendait timidement. 

Si la folie d'Erika est impitoyablement contextualisée entre une mère insatiable, la rigidité passionnée de son environnement professionnel et la médiocrité de ses exutoires sexuels elle n'est pourtant pas toujours déjà induite : celle dont Walter tombe amoureux est cette femme exigeante qui écoute les notes de ses élèves avec intelligence et dans les yeux de laquelle Haneke s'applique à traquer la flamme des affects joyeux que suscitent un Schubert ou une voix qui chante. La puissance d'Erika est maladroite dès qu'elle sort de son champ musical habituel, trop habituée à son propre intérieur elle aimerait pourtant rester fidèle à elle-même lorsqu'elle saisit les rênes de son amour naissant ; la méchanceté de Walter consiste précisément à la croire malgré elle, à lire ses lettres et ses ordres débridés comme s'ils valaient, comme s'ils devaient mener quelque part. Lorsque Erika répète qu'elle veut tout ce que lui-même veut Walter n'écoute pas le sens de cette parole, il ne comprend pas cet appel à effectuer leurs puissances parce que son amour se limite à un amour de la flamme et qu'il contient d'emblée en la limitation de sa direction la destruction finale de son objet. En flirtant avec la flamme comme un enfant y passe compulsivement son doigt Walter finit par la souffler et par y brûler ses ailes, sur l'autel de la nostalgie de la lumière.