jeudi 19 août 2010

La vie de bohème - Kaurismaki




Un écrivain, un peintre et un musicien se rencontrent par hasard et par nécessité, locataires peu fiables qui se succèdent, clients fraternels qui partagent un plat de brasserie. Leur vie de bohème a l'amertume du prix à payer pour vivre en cohérence avec ce qu'ils sont : l'argent manque et même lorsqu'il est là, sonnant et trébuchant, il annonce déjà la précarité de ceux qui le dépensent sans organisation ni sens des priorités, au service d'une belle vie éphémère qui n'assure pas les bases de la survie. Mais quel intérêt y aurait-il à manger pour survivre, à se loger pour réchauffer un corps ? La vie de bohème brise l'apparente évidence des vies rangées, jusqu'à l'excès elle substitue à la stabilité et au confort la précarité et l'insouciance. S'il y a de la nourriture elle doit être belle, elle ne doit pas avoir la modestie du compromis ou la tristesse de la misère ; cette exigence d'esthète est aussi celle de Kaurismaki, de son cinéma que l'on dirait fait de belles gravures animées, d'un dépouillement qui n'est plus tant une insuffisance qu'une façon, pas comme une autre, d'être. L'essentiel émerge lorsque les structures matérielles reines déclinent : l'étrange amitié des trois artistes, leur entraide naturelle et l'amour de Mimi, amour déroutant et crasseux qui se savoure et se comprend précisément dans ce dénuement. 

La vie de bohème ne dit rien ni ne propose aucun modèle : il n'y a pas de génie dans les tableaux du peintre ou dans les lignes de l'écrivain, il n'y a au fond aucune raison d'admirer leur dévouement borné d'artistes, c'est de leur liberté dont nous parle Kaurismaki, une liberté douce et amère dans laquelle l'homme ne s'oublie pas lui-même.

vendredi 13 août 2010

Aimer les hommes / Prêt-à-porter de Robert Altman



Ancienne critique qui n'a plus de patrie et qui donc trouve un intérêt à être republiée ici. J'aimerais un jour écrire plus en détails sur le cinéma d'Altman.


Short Cuts c’était déjà ça : pas d’intrigue, pas de «attention ça commence » ni de «c’est fini» parce qu’Altman a dans l’idée que le film doit faire semblant de continuer sans nous, hors-caméra, et nos propres vies aussi; on ne décide pas de la fin, on prend tout, on avale même quand on a plus faim, c'est ce que le film arrive à saisir de nos propres vies.
Short Cuts c’était déjà aussi ça : on prend la crème de la crème des acteurs et on les fait jouer de telle sorte que l’on se rappelle subitement à quel point ils sont respectueusement à notre service et qu'il n'a jamais été question de les aduler un jour, ou en tout cas de simplement les aimer pour leur capacité à imiter si bien l'homme, à cristalliser trop de choses en lui en une simple gestuelle.
Altman adopte le point de vue d’un Dieu bienveillant et amoureux de ses créatures; il pardonne tout et montre pourquoi il pardonne : parce que les gens sont uniques, inconséquents, touchants dans leurs bêtises d’adultes. La caméra est celle qui prend les hommes en flagrant délit et qui leur dit «regardez ce que vous avez fait» vous êtes à l’origine de cette mascarade démentielle qu’est le milieu de la mode. Il dit aussi, au fond, humanité, tu n’es belle que dans ton inattention, dans ton abandon, tu foires tout ce que tu entreprends, ta beauté t’échappe et elle n’est beauté que parce qu’elle t’échappe : tu es belle en peignoir, tu es belle dans ta faiblesse, tu es laide quand tu contrôles, quand tu penses contrôler.
C’est officiellement «voilà la Mode», cet édifice plutôt solide, ce monstre avec des règles (le défilé des crédits dans le générique de fin est spectaculaire) et officieusement «voilà les hommes», faibles, lâches, inconséquents, infidèles, vaniteux.
Il y a la Mode, cette institution devenue autonome, qui échappe et avale tout le monde, qui possède ses propres ouvriers et ses clients, et un réalisateur qui décide par l’imaginaire de faire de ce qui lui est étranger son propre miel, d’investir les lieux en présence d’hommes et de femmes, de corps et d’histoires, et de foutre réellement le bordel à la fashion week.

Altman s'il dénonce ne dénonce qu'en montrant sans jamais souligner grossièrement (même si montrer c'est déjà souligner), il ne fait qu’une grande guirlande de bonhommes en papier crépon où en détails il ne raconte rien d’important mais où l'ensemble dit tout: il dit «la vie c’est une suite d’anecdotes à raconter», Altman ne fait en réalité que poursuivre avec les moyens du cinéma les décors, les images, les atmosphères que Raymond Carver essayait de planter dans nos têtes avec ses nouvelles, mais aussi «la mode c’est encore de la vie, encore de l’homme». Le film d'ailleurs possède les vertus de l'anecdote et délaisse ses insuffisances, dense et réjouissant comme elle, mais préférant la longueur d'une fresque, de l'idée de film choral poussée jusque dans ses retranchements, plutôt que sa frustrante brièveté.

mardi 3 août 2010

Petites notes sur La Prisonnière du désert de John Ford (1956)


Les scènes dans les villages sont tournées dans des studios, et cela se sent à l'oeil, pourquoi?
1) à cause du trop grand ordre qui se fait sentir dans les décors de studios. La nature nous suggère qu'elle divague, elle est imperturbablement tournée vers elle-même et de ce fait elle n'est pas pratique ni décorative mais désordonnée et rigoureuse. On tourne avec la rigueur qu'elle nous impose, et d'ailleurs l'aridité de la nature est l'un des ingrédients nécessaires du western. De ce fait le décor de studio ne peut que sonner faux : son ciel est d'un bleu sans profondeur, sa végétation et ses minéraux sont ridiculeusement pauvres, peu virils, positionnés de telle sorte qu'il laisse la place à une aire de repos. Un homme ne peut pas reproduire à taille réelle la nature, il ne peut pas en reproduire son ordre dans le désordre, il manque d'une vue d'ensemble, il manque de temps pour nuancer ce bleu mort censé donner le sentiment du ciel, il manque d'ambition, il préfère pour lui l'arbrisseau au sage et énorme platane.

2) On se sent très vite limité par le cadre, quelque chose du décor donne l'impression qu'en dehors du cadre rien n'a été décoré et que la technique nous attend. On sent la circularité du décor construit tout autour de la caméra qui, par une sorte d'avarice, prend pour limite tout ce qui ne va pas être filmé. Il suffirait d'un léger mouvement de caméra pour tomber sur du vide. Pourquoi recréer entièrement un désert pour deux trois plans fixes? L'imaginaire recolle les morceaux, devine le hors-champ. Ce serait comme une jupe PRESQUE trop courte, mais qui ne l'est pas encore, on aimerait en dénoncer l'impudeur mais les mots se forment dans la bouche sans se prononcer, parce que ce n'est pas encore tout à fait impudique.
Mais voilà où je voulais en venir : détail incroyable et qui me brûlait les yeux, en haut de l'écran il arrivait très fréquemment que ce soit mal cadré et que nous voyons tout en haut de l'écran la limite du décor et un bout de studio. Cette vision me brûlait les yeux, elle était tout simplement insupportable et poseuse de questions : la rigueur d'un réalisateur peut-elle laisser passer défaut de cadrage aussi grossier? Si c'est intentionnel qu'elle en était l'intention au milieu de ce western très sérieux, trop sérieux, presque épuisant, et qui laisserait tout à coup s'échapper mine de rien un semblant de réflexion sur le cinéma et la fiction en général?
Je cherche sur internet, je ne trouve rien que des analyses studieuses du film mais rien sur cette brèche brûlante dans la trame de la fiction. Je veux bien qu'on me dise que toutes ces histoires que je vais voir sont pour de faux, de là à me le montrer...

Le cas Natalie Wood


J'aimerais qu'on m'explique ce problème de synchronisation qui fait apparaître Natalie Wood si tôt dans le cinéma américain, si tôt sur terre. Cette actrice, que j'ai appris à aimer malgré ce problème technique, a tout à voir avec les canons de beauté actuels et rien avec ceux de l'époque. On lui confie de très beaux et grands rôles sans que je ne me l'explique : elle joue très bien mais elle n'a pas ce je-ne-sais-quoi d'un peu irréel, d'incroyablement culte que possédait toutes les actrices de l'époque, un quelque chose qui se manifestait à même leur chair, à même ce qu'elles étaient. Leurs traits parlent d'elles et disent tout d'elles; et elles ne semblaient pas contre, elles sont les Aguicheuses, des images qui parfois daignent se mettre en mouvement au milieu d'acteurs. Elles subjuguaient et subjuguent encore par un mélange d'érotisme, de spiritualité toute féminine dont le caractère peut-être abstrait et incommunicable vient s'exprimer et s'épanouir dans une mode féerique et hollywoodienne qui comprend autant les tenues, le maquillage, les coiffures, qu'une certaine façon de prendre la pose sous un certain éclairage frappant les corps d'irréalité.
Natalie Wood échappe selon moi à cela, elle n'est jamais image mais toujours actrice, toujours bonne en mouvement. Elle n'atteint pas cette fixité que Marilyn peut avoir et qui la rend sans cesse en pose même quand elle est en mouvement. Je remarque d'ailleurs que Natalie a plutôt un jeu physique, souple, expressionniste et passionnel là où Marilyn, enfermée et embellie par des tenues impensables, était réduite à un jeu fixe, sans grand mouvement. Au fond elle se devait de rester une image et ne pas trop se déformer par des mouvements importuns.

Le visage de Natalie Wood n'a rien de glamoureux et n'adhère absolument pas à ce que pouvait être le maquillage à l'époque, elle gagne à être naturelle. Ce n'est pas une créature impressionnante mais une beauté citadine, une actrice pour notre époque où l'impératif pour toute actrice est d'être "comme toutes les femmes" et proche d'elles, the girl next door, pour ne pas trop les complexer. On refuse la fantasmagorie de l'image parce que l'image est trop souvent synonyme de vérité, elle a donc des devoirs de vraisemblance à remplir.
Natalie Wood n'a pas de formes plantureuses et les coupes crantées de l'époque la font ressembler à une actrice actuelle dans un film de Scorsese se passant dans les années 50. Elle est fluette, brune, bronzée, son regard est trop chaud, Marilyn avait un regard chaud mais ses cheveux froids rétablissaient un certain équilibre. Elle aurait été très bien dans un film avec Penelope Cruz, amie avec Nathalie Portman, en couple avec Tom Cruise. J'attends donc qu'on m'explique d'où vient cet anachronisme qui ne me fait même pas dire que Natalie Wood était terriblement en avance pour son époque, mais juste à côté de la plaque, démodée parce que trop en avance.
Je veux bien qu'on l'échange avec Scarlett Johansson, qui serait beaucoup plus à l'aise en plein âge d'or hollywoodien, âge d'or qui parfois me paraît être non pas un temps révolu mais un monde parallèle, autonome et qui fonctionne et produit encore...avec Natalie Wood.