vendredi 12 novembre 2010

Femmes Alpha


"C'est un fait incontestable que dans un film de cinéma, il n'y a sur l'écran aucun être humain vivant. Mais il y a un quelque chose humain, différent de tout ce que nous connaissons. Nous pouvons nous en tenir à notre description simple de ce quelque chose humain comme "en notre présence tandis que nous ne sommes pas dans la sienne" (présents devant lui parce que nous le regardons, mais non pas présents pour lui)[...] Et Humphrey Bogart était à la fois un acteur talentueux et un sujet saisissant pour une caméra. C'est le cas pour certaines personnes; mais il y en a si peu qu'il est surprenant que l'on continue à utiliser le mot "acteur" au lieu du mot plus beau et plus juste de "star"; les stars, les étoiles, ne sont faites que pour être observées de loin, après coup, et leurs actions prédisent nos projets. Pour finir, nous devons remarquer dans quel sens la création d'un interprète (à l'écran) est aussi la création d'un personnage - non pas ce genre de personnages que crée un auteur, mais celui que sont certaines personnes réelles: un type."
La projection du monde - Stanley Cavell

Bette Davis et Joan Crawford sont les deux seules actrices qui arrivent à littéralement me terrifier à l'écran, elles seules peuvent se permettre d'écarquiller les yeux de colère comme peuvent le faire les mères, elles seules me donnent envie de rallumer la lumière pour me rassurer en rendant visible le monde pauvre et plus "réel" qui est autour de l'écran, ce regard et cette colère étaient donc pour de faux. Est-ce que Marilyn ou Tippi Hedren peuvent se permettre de faire autre chose qu'une moue ravissante? Il y a bien quelque chose qui change avec ces femmes-là. Elles seules, avec Barbara Stanwick, arrivent à inspirer des rôles de "femme alpha" aux réalisateurs. En leur présence, le monde hollywoodien se renverse, l'équilibre s'inverse, les hommes ne sont plus au milieu de rien mais gravitent autour de ces beaux monstres, Hitchcock n'aurait jamais pu les filmer, elles l'auraient écrabouillé. Un film devient le monde de Joan ou celui de Bette, tous s'inclinent à l'unisson, et ce qui devait correspondre à leur ego surdimensionné se trouve tout à coup justifier par la première image; elles savaient ce qu'elles faisaient en voulant le meilleur pour elles-mêmes; c'était d'ailleurs toute une industrie qui travaillaient à leur épanouissement professionnel. Jeunes ou moins jeunes dans leurs films dans mon esprit elles n'arrivent à être ni mère, ni midinette, ni femme amoureuse, ni vamp, et tout le long du film on ne pense qu'à leur dire "non pas toi Bette/Joan, tu sais que ça n'est pas toi ça, arrête de me faire marcher", elles deviennent crédibles lorsqu'on renonce à leur attribuer leur rôle pour les prendre telles quelles, interminablement elles-mêmes.
Bette Davis inspire le plus souvent un type nouveau, en marge des types bien connus: celui de la garce, celle qui impose ses caprices aux autres, celle autour de laquelle vient s'ajuster le reste de l'histoire. Joan est une mère infiniment douce mais irascible, son visage est fait pour les extrêmes. Je parle de ça parce que je regardais des photos de Joan Crawford et que je viens d'être excessivement émue en furetant dans ces archives http://www.legendaryjoancrawford.com/photos.html , essayant de reconnaître dans le visage de vamp des premières décennies, le visage plus reconnaissable, brancusien, aux sourcils larges, foncés et à l'arcade sourcilière se poursuivant sereinement jusqu'à la naissance du nez, enfin les lèvres larges et ovales. A travers l'ordre chronologique des photos c'est un visage qu'on voit pousser, c'est quelque chose d'assez rare chez les actrices mais d'émouvant à constater: Bette et reconnaissable à chaque instant, elle à ce je ne sais quoi d'ironique qui la poursuit à chaque image. Joan est comme Nathalie Baye ou Juliette Binoche qui dans leurs premiers films ne se doutent pas encore de la forme définitive que prendront leurs visages. Ce n'est pas seulement la peau qui mûrit, c'est l'ensemble qui change radicalement et presque tragiquement, comme on se retrouve à avoir les cheveux blancs à force de soucis. Je ne sais pas ce que nous disent ces vieilles photos d'un monde qui n'existe plus mais qui est quand même assez jeune pour imposer ses images, je ne sais pas dans quel but intime on prenait autant de photos de ces acteurs. Prosaïquement je répondrais: pour les magazines. Ou alors je le comprends très bien et je vois cette masse de photos comme le moyen de remédier à l'insuffisance physique de la star et inhérente à tout être humain: limitée dans l'espace et dans le temps. Ces photos ne peuvent que la renforcer, faire en sorte qu'il y ait l'illusion d'une persistance en la démultipliant et en la figeant; malgré l'absence les photos parlent encore de Joan, il se dit encore des choses à propos d'elle, des choses qui ne pourrissent pas avec le temps ou sous l'effet d'un "téléphone arabe", mais se perfectionnent dans leur capacité à se conserver: où étaient ces photos avant de pouvoir atterrir sur ce blog? "L'enregistrer sous" c'est la renforcer considérablement. Le monde anciennement présent qu'une seule de ces photos fait surgir dans sa totalité est choquant. Tout est là, tout est restitué par l'imagination, les limites du cadre de la photo sont des limites avec lesquelles on peut négocier pour qu'elles se prolongent. J'ai aussi l'impression que ces photos et les présences qu'elles restituent ne fascinent pas seulement et que personne n'est dupe d'une claire portée morale, d'un appel au calme à propos desquels je dois réfléchir.

Ca me rappelle une anecdote: Emile, en passant par là pendant que je regardais "Qu'est-il arrivé à Baby Jane?" a trouvé Bette Davis flippante en me disant qu'elle ressemblait à la sorcière dans Blanche-Neige...alors que c'est justement Joan Crawford qui a inspiré la sorcière dans sa version "jeune". Il parlait de cette Colère.


j'ai dû allumer la lumière pour chercher cette photo de sorcière tellement elle me terrifie encore

jeudi 4 novembre 2010

Arrogance du présent - Les amours imaginaires / La vie au ranch

"une évaluation exprime une attitude envers une oeuvre, une manière de la voir, et elle exprime aussi les raisons censées justifier qu'une telle attitude est appropriée." Monroe C. Beardsley, Esthétique contemporaine, Vrin

On a tous connu des personnes qui énervaient par réputation, avant même de les avoir rencontrées, les Amours imaginaires de Xavier Dolan est un film de cette espèce-là: interview, critiques, affiches, "on-dit" et bande-annonce nous dissuadaient presque d'y aller tellement c'était évident qu'on irait. C'est un film qui jusque dans sa démarche énerve, on peut le prendre comme on veut mais un garçon de vingt ans nous apprend soudainement qu'agir, créer, est la vraie intelligence. C'est un de ces films-évènements en ce que les critiques ou plutôt les opinions des gens ont pris en compte des facteurs qui ne doivent pas figurer dans une critique, en première position : l'âge insultant et l'arrogance de son réalisateur, se doublant d'arguments de vieux cinéphiles blasés et/ou frustrés. Un spectateur averti arrive à peu près à prévoir ce qu'il aura devant les yeux, la bande annonce extrêmement esthétisante en disant déjà beaucoup, la campagne d'affiche d'une très grande beauté aussi. Bref, même avant d'avoir vu le film on était agressé par cette impression étrange et dérangeante d'être en contact avec une oeuvre non identifiée, échappant à un paquet d'étiquettes censé rendre ce film redoutable, inoffensif: "hype" mais plus que ça, "un film de bobos" mais plus que ça encore.

En regardant les Amours imaginaires nous entrons en contact avec un film d'une beauté outrancière, presque trop facile puisqu'elle convoque des effets cinématographiques un peu grossiers parce qu'efficaces et dont personne n'est dupe : le ralenti, l'ajout d'une musique extérieure à la scène, le travail obsessionnel sur la couleur, ses contrastes, ses harmonies.
Je me suis posée la question: pourquoi les Amours imaginaires ne m'énerve pas, ne me crispe pas comme il aurait dû le faire et comme arrive à le faire un certain cinéma qui va toujours de pair avec un discours autiste sur la jeunesse comme dans La vie au Ranch? Je vais tenter d'y répondre de manière argumentée et ordonnée.
Les Amours imaginaires est une prise de paroles qu'à tort ou à raison on pense être le portrait de son réalisateur, peu de gens semblent vouloir distinguer le film de l'homme, ne comprenant pas que le film échappe à la mesquinerie et à l'arrogance qu'on voudrait lui prêter. C'est donc une prise de paroles peut-être trop propre, trop studieuse, et l'on peut considérer que Xavier Dolan est trop méticuleux, qu'il désir occuper de manière hystérique tout l'espace cinématographique alloué pour chatouiller d'un peu partout le spectateur. Par sa maîtrise esthétique il n'y a jamais de doute sur la forme qu'aurait pu prendre cette prise de paroles: alors qu'on préférerait parfois que Christophe Honoré fasse des romans plutôt que des films, Dolan sait un peu trop bien ce qu'on peut faire avec le cinéma. Très lucide et très exalté quant à sa liberté, il agit en maître tout-puissant, maîtrisant la bande son, les costumes, les dialogues, comme on aurait le défaut de tout mettre dans un premier roman, c'est d'ailleurs ce qu'on lui reproche. A cela je réponds qu'à aucun moment la performance ne s'éloigne du propos, à aucun moment l'histoire ne devient prétexte, à aucun moment il ne se regarde filmer. Il n'y a pas de contemplation infligée mais au contraire des séquences courtes, comprenant qu'on ne marque pas sur la longueur, mais toujours fugitivement. Il y a dans cette rapidité de succession peut-être des influences moins avouables que celles avouées, comme l'esthétique de la vidéo musicale qui concerne directement sa génération,et qui est un art qui a son autonomie et ses qualités. D'autre part, il n'y a bien que dans un film qu'une telle toute-puissance est possible à propos d'un sujet où prédomine l'impuissance, l'illusion, le dégoût des autres et le mépris de soi. La splendeur de la forme vient parée la misère avérée du propos.

C'est une autre maîtrise qui concerne La vie au ranch, celle des moyens cinématographiques de se rapprocher d'un effet de réel pour feindre non pas l'impuissance mais l'abandon héroïque, assumé, odeur pyjama: que la caméra soit là ou pas la situation aurait été la même. Retour aux exaltations primaires à propos de l'art : "oh comme c'est ressemblant", de part et d'autre la même vacuité. Et bien parfois on préférerait que la caméra n'y soit pas, que des réalisateurs qui s'inclinent devant le réel brut fasse plutôt leur travail de sélection et de mise en ordre du réel: qu'est-ce qui mérite d'être montré ou d'être caché? Plutôt que de contempler avec fascination l'extrême correspondance du vide fictif avec le vide réel. "C'est trop ça", aurait pu être le titre de La vie au ranch, le cinéma n'a jamais été allumer une caméra et voir ce que ça donne, ni donner cette impression là; on sait que l'artifice ne compromet en rien la vraisemblance, l'idée que "cela pourrait être vrai". Il ne fallait donc pas hésiter à travailler le dialogue, travailler une possible histoire un peu intéressante qui aurait saisi ce que le film prétend saisir : l'énergie pas encore canalisée et complètement abrutie de la jeunesse. Nous avons de toute façon de chaque côté deux postulats de départ extrêmement différents:
L'entreprise de la Vie au Ranch: je viens d'avoir un enfant, j'éprouve le besoin de revoir à travers un film mes 20 ans. Entreprise molle, ambiguë dans ses intentions : pure fiction ou documentaire? Parce qu'on se rapproche d'un mauvais épisode de Strip-Tease, avec cette fausse modestie qui caractérise les propos de la réalisatrice, comme si faire un film était un acte mou, improvisé, qui par une sorte d'alchimie allait produire ce miracle d'énergie.

Malgré les multiples ambitions dont rend compte les Amours imaginaires tout s'unifie dans cet unique but assez rare à présent, de nous faire vivre une expérience esthétique qui dans sa simplicité et sa beauté respecte et révèle un petit bout de réel. Ce dont il s'agit c'est de l'amour imaginaire, celui qui se passe entièrement dans la tête de celui qui aime en interprétant n'importe quoi comme des signes de réciprocité. Ce n'est que comme cela qu'il faut comprendre l'esthétisme appuyé du film: car c'est sur ce mode lyrique et malade que se vit cet amour, le ralenti+stroboscope entrecoupé d'oeuvres de Michel-Ange+"Pass this on" des Knife, cela fait beaucoup mais le réel semble parfois approcher ce genre de délire romanesque, d'une beauté que j'estime pour ma part suffocante. D'ailleurs la sublimation ne dure que le temps de la première partie, celui de la séduction, des effusions. Dolan abandonne vite le ralenti, preuve en est que l'abus de certains effets dont on l'accuse servent à chaque instant le propos du film.
Derrière la forme excessivement actuelle, générationnelle et "à la mode", on se surprend à dégager une histoire de désir, derrière ces accoutrements pop, on extirpe du film un squelette mythologique (on a parfois l'impression que le film est une adaptation à la lettre des Fragments d'un discours amoureux) dont Xavier Dolan, malgré ses jeux d'artifices, ne s'éloigne à aucun moment.
Les Amours imaginaires partage avec La vie au Ranch et Lol (Juliette me faisait remarquer que c'était la même structure entre La vie au Ranch et Lol) une même répartition des lieux fêtes et-ou concerts/partie de campagne ou dépaysement, comme si pour la jeunesse il n'y avait plus que ce semblant de mouvement à vivre. Mais là où la fête se pense dans La vie au Ranch comme l'éternel et positif bégaiement d'une jeunesse qui n'a rien à dire ni à se dire, il est dans les Amours imaginaires un moyen pour la rencontre, pour les retrouvailles et pour le don: le cadeau que l'on offre en pensant qu'en faisant plaisir on se rend désirable. La fête est aussi le lieu de l'ultime revanche où le désir, ce grand désir, pense devenir autre et se renouveler victorieusement en changeant d'objet, sans comprendre que le manque est plus profond. Mais je ne vais pas sortir le blabla presque habituel sur le désir, le manque et l'amour et qui est parfaitement exprimé ici à propos du film : http://spectresducinema.1fr1.net/conversations-autour-des-films-f1/les-amours-imaginaires-x-dolan-t619.htm
Pour une fois la fête n'est pas le lieu du rassemblement festif et grégaire (La vie au ranch), qui peut s'avérer être plaisant à regarder dans tout ce qu'il a d'euphorie et d'abandon, mais c'est négliger le versant misanthrope, tourné vers soi et ses desseins, de la fête, celui de l'insociable sociabilité, que dépeint parfaitement les Amours imaginaires.
La beauté plastique du film énerve à bien des égards, je l'ai déjà dit, par la facilité des procédés utilisés par Dolan mais aussi par l'inévitable pente de l'émotion dans laquelle nous sommes entraînés. Les amours imaginaires aurait pu tomber dans l'insuffisance clipesque, être la trame-prétexte reliant entre elles une série de performances esthétiques. Trame qui aurait au moins eu le mérite d'exister contrairement à La vie au ranch qui a les insuffisances des situations qu'il restitue: au mieux on trouve cela sympathique mais derrière l'apparente actualité et fraîcheur du film persiste l'ennui et la médiocrité, celle qu'on ne va pas chercher au cinéma mais qu'on fuit en y allant. J'entendais parler de la volonté de restituer parfaitement la cacophonie juvénile: on a déjà vu des gens parler tous en même temps au cinéma, Tati, Fellini ce n'est pas très nouveau et ça avait du sens. Ce désordre auditif se double d'un désordre visuel où l'on ne sait pas quoi regarder entre tout ce qu'on ne veut pas regarder, comme s'il manquait quelqu'un au premier plan et que le film était une sorte de toile de fond à personnaliser.
La vie au ranch
se targue d'être une sorte approche behavioriste, non psychologisante, où tout doit être déduit, interprété par le spectateur: oui alors ce bruit toujours tout le temps, est-ce bien la peur du vide? La superficialité a déjà atteint des sommets de profondeur, mais là je ne pense pas. Je ne vois pas où est la peur dans ce film parce que je sais qu'il est possible de vivre comme ces filles vivent, toujours au creux héroïque du présent, jamais dans la peur. Elles sont sympathiques et sûrement intelligentes, il en a même une qui s'est sentie obligée de dire qu'elles ne vivaient pas comme ça "on lit des livres aussi". Je n'en doute pas, elles sont entières autant qu'elles sont narcissiques et autant qu'elles croient en l'amitié. Bref la peur du vide est ce qui pourrait être dit de beaucoup de choses une fois qu'on tombe dans la sur-interprétation.
En résumé nous avons dans les deux cas une même génération dépeinte, d'un côté l'ambition totalisante du film est permise qu'une fois que l'on admet l'intranquillité qui travaille au corps ses personnages. De l'autre, un film fait passer son immaturité, son manque d'ambition et de propos comme étant le sujet du film. Les amours imaginaires est une prise de parole arrachée au monde et que je considère a posteriori infiniment salvatrice, importante et justifiée.