mardi 29 juin 2010

Le spectateur décide / L'Eternité et un jour de Théo Angelopoulos


Le film qui en impose, le titre qui en impose, Palme d'Or 1998, Bruno Ganz, tout ça, et au bout une vraie catastrophe évoquant immodestement Fellini, Tarkovski, avec quelques clins d'oeil aux Ailes du désir. D'ailleurs ces deux films ont pour point commun la même ambition: donner le sentiment de la vie, ici le sentiment de sa perte et donc de sa valeur, revaloriser, redorer le blason de la vie, c'est un peu l'ambition secrète du cinéma, sinon on ne raconterait pas des histoires pour rien, sur les deux films un seul y parvient là où L'Eternité et un jour se trompe un peu beaucoup.

Le cinéma doit être délicat, s'il veut parler de l'Homme comme on en parlerait dans une dissertation avec une majuscule de mauvais goût, il ne doit rien montrer abruptement, ni la mélancolie, ni la nostalgie, ni la solitude et encore moins se complaire dans l'approfondissement de ce qu'il décrit comme on gratterait jusqu'aux sangs un coin de peau qui démange. Justement vous remarquerez que les bonnes répliques sont toujours trop brèves et s'arrêtent toujours au bon moment, il n'y en a jamais assez donc jamais trop. De toute façon le cinéma ne doit rien montrer mais montrer ceci pour suggérer cela, et quand on suggère on se prémunit contre ce genre d'excès.
Pourquoi ne pas montrer? Parce que le spectateur décide, si montrer la solitude équivaudrait pour le spectateur à s'identifier à cette solitude et bien demain je tourne mon film et je filme Emile jouant sur son ordi toute la journée. Montrer c'est ne rien permettre au spectateur. Je n'aime pas le "génie" autoritaire, celui qui par je ne sais quel moyen te fait comprendre qu'il a conscience de la prétendue beauté de ce qu'il montre, ne laissant ainsi aucune place au spectateur censé circuler librement dans l'oeuvre. Un mauvais réalisateur est celui qui ne comprend pas que le cinéma se fait dans l'interaction et qu'il y a deux ouvertures : les yeux ouverts, le corps ouvert du spectateur pour l'écran, mais aussi l'écran ouvert, offert au spectateur. Il ne faut donc pas lui désigner à coup de flèches clignotantes qu'ici il faut pleurer, qu'ici il faut se rouler par terre de douleur. Deux ouvertures donc deux cécités possibles : le spectateur ne "voit" pas le film, le film ne voit pas le spectateur.
Un bon film est un film où tout le monde pleure (je prends l'exemple extrême des larmes pour parler de l'émotion en général) mais où l'on se rend compte que personne n'a pleuré aux mêmes moments : ce film était donc émouvant, c'était un chef-d'oeuvre mais tout le monde a pleuré mais en se passant le relais. J'ai toujours pleuré sans raison pendant un film parce que le cinéma ne doit pas nous donner des raisons de pleurer mais des occasions, car les occasions on les saisit ou on ne les saisit pas, c'est ce qui garantit la liberté du spectateur, et ces occasions dépendent des dispositions de chacun. Le consensus que propose L'éternité et un jour est donc suspect, il ne vaut rien.

Comment faire ressentir la solitude si ce n'est en la montrant? Et bien il faut procéder autrement, il faut être malin, il faut faire des détours. Il y a la pornographie de l'émotion, qui montre tout, qui dit tout, qui prend et même tire le spectateur par la main, "tu te mets là, tu ressens ça", et puis il y a la douceur du génie, l'érotisme de l'émotion, qui sait qu'en appuyant un peu là, qu'en procédant par caresse et par chatouille je peux produire les mêmes effets, je peux faire pleurer.
Donner le sentiment de la vie c'est nécessairement donner à voir l'inconscience avec laquelle les gens la vivent, c'est faire du cinéma comme Robert Altman, un cinéma "naturaliste" comme on dit. L'artifice ne réussit rien tant qu'il ne réussit pas à restituer cette inconscience, ce foisonnement de vies, de paroles, de visages et de corps qui s'annoncent sans politesse devant nous, qui ne disent rien d'important, ne font rien d'important. Mais c'est -je pense- par le plus particulier, le plus anodin, qu'irrésistiblement le spectateur est amené à penser à ce qu'une scène a d'essentiel et de beau. A l'inverse, parler de l'universel, procéder par allégorie comme le fait Theo Angelopoulos, c'est immanquablement atteindre le risible, la caricature, un agencement publicitaire de la vie qui fait intervenir la figure de l'Enfant, de la Naissance, de la Femme, de la Vieille, du Poète, sans comprendre que le monde est nuancé, qu'il y a une sorte de subtile division du métier de vivre comme il y a une division du travail. On se particularise, on se spécialise tellement qu'on ne ressemble à aucune de ces entières et nobles figures. Nous ne sommes plus rien d'entiers alors le cinéma ne doit rien montrer entièrement, mais dévoiler un peu, montrer une cheville pour suggérer la jambe ou évoquer la solitude au détour d'une réplique qui mine de rien dit tout de la solitude. Le cinéma ne doit pas rivaliser avec la littérature, avec son immédiateté, avec l'avidité et le dénuement avec lesquelles elle approche la vérité, le cinéma est un art de la médiateté, de la lenteur, du processus, qui doit fonctionner par impression générale plutôt que par fulgurance. Pour parler de l'Homme il faut d'abord parler de l'homme.
Les rares scènes où le film marche sont de pâles copies des scènes les plus intenses des Ailes du désir où Bruno Ganz, ange déchu, découvre le sang, le café et ce que c'est qu'avoir froid, là où il tend un sandwich à l'enfant dans
l'Eternité et un jour.
Ce film m'a fait approché dans sa forme la plus pure ce que j'appellerai l'égoïsme nostalgique, le personnage est hanté par ses souvenirs à lui, ma petite femme, ma maman, mes amis qui dansent habillés en blanc au bord de la mer, et nous sommes censés y puiser on ne sait comment le sentiment de la nostalgie et donc de la vie. Sauf que s'identifier à un personnage n'est pas un abandon mais un effort. Je ne m'abandonne pas aux sentiments du personnage, je cherche à comprendre, je me concentre, je trouve des raisons de m'émouvoir dans les occasions que le film m'offre; mais plongé en pleine caricature et malgré mes efforts, CA NE PEUT PAS MARCHER ET C'EST CHIANT.

samedi 19 juin 2010

Copie Conforme - Abbas Kiarostami


Beaucoup de tapage diurne autour de Copie Conforme,et pourtant une fois que le film commence on oublie absolument tout de ce qui a été dit, les commentaires, la promotion vite insupportable. Je me souviens de Kiarostami rabâchant à qui veut bien le réentendre qu'il a écrit ce film pour Juliette, uniquement pour Juliette, peu importe, on s'en fiche, la plupart du temps on déteste les artistes, il n'y a que les oeuvres à aimer. Les interviews sont tellement étrangers aux films concernés, comme des bavardages qui ne disent rien de nous.


D'abord parler de la qualité impressionnante de l'image, je n'ai pas vu beaucoup de films en numérique, le seul qui me marque reste d'ailleurs le précédent Kiarostami, Shirin, ou la qualité était telle qu'on avait l'impression d'avoir devant soi de vrais et grands visages, des bouches énormes, des yeux d'une expressivité rappelant le regard larmoyant des personnages de manga. C'est là que je me suis dit que j'avais devant moi autre chose que du cinéma, ou alors un autre cinéma qui pouvait se prévaloir de nouvelles qualités techniques et non sans incidence sur notre appréciation du film. Juger de la qualité de l'image se fait toujours comparativement à une autre moins nette je crois, ainsi on ne se plaignait pas de la qualité des films "d'avant" puisque nous n'avions que ça à nous mettre sous la dent, sans pouvoir préfigurer ce qui arrivait.
Aujourd'hui je dirais que la HD nous offre une telle prouesse technique que c'est le réel qui se trouve pétri de manques depuis que le soleil de l'écran brille plus que le nôtre. On ne peut qu'être bêtement impressionné devant une telle propreté et netteté de l'image, netteté qui n'est même pas celle avec laquelle on voit le monde, mais qui est ici surhumaine, "sur-perceptive", le monde s'offre à nous sans poussière. Le cinéma n'est pas en train de se rapprocher visuellement du réel, il le dépasse, quelque part il s'autonomise et après avoir créer ses propres situations il créer ses propres couleurs, ses propres contours du monde.

Ici cette netteté de l'image prend tout son sens puisque c'est un film qui demande à être scruter, de la peau incroyablement réflechissante et blanche et humaine de Juliette Binoche, aux paysages d'Italie, et même des choses qui au premier abord ne se prêtaient pas à la contemplation le deviennent. Si le numérique apporte quelque chose au cinéma il l'apporte à ses films d'abord faits pour être beaux comme des tableaux, ces films à "capture d'écran", qui en rendant tout plus nets rendent tout plus mémorables. Les images ne passent pas, elles se tatouent, elles ne sont pas en simple mouvement mais dans un mouvement contemplatif qui épouse et anticipe ce que ferait le regard du spectateur à la place de la caméra; et c'est comme si nous regardions le monde depuis un regard extrêmement lucide et vif, éveillé. Les images nous marquent non pas à la manière d'images de cinéma mais à la manière de réels souvenirs qui nous appartiennent.

La première et meilleure partie du film à les qualités de ce qu'elle décrit, c'est-à-dire les premiers temps du couple: quelque chose de neuf, de brillant, d'exaltant, de délicieux où tout est encore à l'état de vapeur, de chatouille, d'effleurement et donc de délicatesse. Le couple en devenir arrive à parler de tout ce qui n'est pas lui, de l'art et des choses importantes. Tout y est aimable, personne n'est détestable aux yeux de l'autre, le personnage ne l'est pas non plus à ses propres yeux. Il n'y a pas de lourdeur de l'identité, de ce qu'ils sont puisque nous sommes encore dans la légèreté de la découverte et que l'on se promène beaucoup, contrairement à la deuxième partie du film plutôt fixe et qui de ce fait nous ramène à une lourdeur. A chaque instant c'est la promesse d'une nouveauté ou plutôt d'un rapport neuf aux choses: les objets, les visages, mais aussi l'immatériel: le silence, les relations, leur ambiance. Nous arrivons à apprécier ce qui était alors déprécié, les formes compliquées que prend la vie. C'est une partie du film d'une fluidité impressionnante et d'une grande et simple beauté. Rien n'est encore frappé de quotidienneté, tout est lavé et nous nous rappelons le flirt en même temps que ce qu'est une bonne discussion, que les bruits et cliquetis d'une voiture, qu'un peu de vent dans les cheveux, nous sommes constamment aux aguets, attendant que la beauté surgisse.

La deuxième partie quant à elle est frappée de poussières et de fatigue, William Shimell d'abord brillant et séduisant essayiste se défigure par son simple rôle de mauvais père. Le film réussit cette subtile prouesse de nous faire penser le contraire de ce que l'on pensait à propos des personnages en un rapide et audacieux changement de rôles. Un peu comme dans la vraie vie où nous ne sommes ni séduisant ni repoussant, ni drôle ni austère, mais séduisant ou repoussant, drôle ou austère selon les situations et les personnes qui se trouvent devant nous. L'être humain avance vers les autres par d'insensibles métamorphoses qu'il ne contrôle mais pas que l'autre suscite, provoque en lui.

Donc, d'abord cette relation ouverte où la politesse consiste à s'intéresser au monde extérieur quand seule cette personne nous intéresse. Enfin la deuxième partie où le Couple reprend ses droits et dévaste tout, encercle cet homme et cette femme, en fait cet îlot détestable que peut être le couple, cet égoïsme à deux. Les problèmes deviennent démesurés puisque le couple vivant hors du monde oublie de se penser à l'échelle du monde, oublie de "relativiser", s'embourbe et rabâche, et c'est à ce moment du film que moi personnellement je m'en suis désolidarisée.

Le jeu de Juliette Binoche est tout aussi délicat que le film, pétri de mille reflets qu'elle suggère, qu'elle dérobe et qu'elle redévoile. C'est un jeu en haute définition, parce qu'il épouse avec une précision parfaite le particulier de chaque situation mais surtout parce que, comme la haute définition qui à tout moment peut révéler un défaut physique, Juliette Binoche possède un jeu qui ne craint pas d'approcher la faille. Elle est une vraie femme à qui l'on peut reprocher des choses, elle ne fait pas que jouer son rôle dans un film: Juliette Binoche joue une femme qui joue, qui dans une scène voudrait plaire, dans une autre voudrait se plaindre, ou encore oublie de plaire dans un échange sans enjeux avec son fils. Mais cette intelligence du jeu ne pourrait pas s'exprimer tout à fait sans une surhumaine et exemplaire confiance en soi, en son corps. Selon qu'elle joue en italien, en français et en anglais elle change alors de jeu, elle imite (avec ce que cela suppose d'enfantin) quelqu'un d'autre.
Quand elle parle français son ton est bougon, surmené, peu séduisant, elle parle français quand elle s'adresse à son fils, "mais je t'ai dit qu'on en a un, il est dans le tiroir", elle est la mère qui ne se sait pas regarder, qui oublie de plaire.
En anglais elle s'adresse à l'homme, elle séduit, elle minaude, elle arrive à dire les choses intelligentes, elle devient la mère qui à une certaine distance de son enfant peut redevenir une femme. Elle reste pour autant autonome dans sa féminité car vouloir plaire présuppose toujours de d'abord se plaire à soi-même comme ces femmes qui disent s'habiller pour elle-même, ces actrices hollywoodiennes qui dorment avec du rouge à lèvres.
En italien elle est la mère et la femme de. elle prend ces gestuelles et ce ton plaintif que l'on a vu et aimé mille fois sur Sofia Lauren. La mère qui regarde le ciel quand elle parle de son mari, qui se plaint mais toujours secrètement. Ce qui est admirable et inquiétant c'est qu'à peu de détails près Juliette Binoche pourrait mal jouer, tomber dans la caricature des rôles qu'elle alterne et qui parce qu'elle les enchaîne avec le risque de l'exagération et sans s'annoncer, produit sur le spectateur un étrange et émouvant effet de surprise; c'est la spontanéité de la vie qui génialement se manifeste.

vendredi 11 juin 2010

gibier de potence

LES YEUX SANS VISAGE - G. FRANJU (1959)


Le chirurgien Genessier scrute le visage d'une patiente qui vient d'être admise dans sa clinique. Ses yeux le dévorent à la recherche d'une certaine compatibilité avec celui de sa fille, il le dépèce déjà et cette attention perçante se mélange au regard médical, le rend malsain, dangereux. La bienveillance du technicien de la santé au service du bon fonctionnement du corps est pervertie, transformée au service d'une fin passionnelle, tragique, celle de redonner un visage à sa fille, défigurée dans un accident de voiture qu'il a causé.

Amour ou culpabilité ? Genessier est doublement chargé de responsabilités : en plus d'être l'assassin d'un visage, il l'est de celui de sa propre fille. La culpabilité ne suffirait pas à justifier son entreprise folle, l'amour pour sa fille est dramatisé par cette dette, sa vie s'efface au profit de celle qu'il a mutilée. Toutes les vies n'ont plus la même valeur, les jeunes filles pourraient se succéder et mourir indéfiniment dans le sous-sol du chirurgien, elles sont comme les chiens de la pièce voisine, des pièces à la disposition de leur geôlier. Rôle ambigu de la fille de Genessier, victime-bourreau que le spectacle de dépècement des autres ne trouble pas, elle n'y met un frein que lorsqu'elle s'est résignée à l'échec d'une nouvelle naissance, lorsqu'elle s'abandonne à la fuite en libérant tous les êtres qui avaient été enfermés pour lui profiter.

Malaise pendant la découpe du visage d'une des jeunes filles : le film a vieilli, le sang est grossièrement faux, les coupures sont évidemment simulées mais le malaise nait et s'installe. Le pouvoir de suggestion de la scène dépasse tout souci de vraisemblance, pendant de longues minutes la caméra ne quitte pas le gros plan du visage découpé, décollé. La sensibilité de notre propre visage est telle qu'elle se projette dans cette simulation maladroite, le malaise est violemment physique. 
La barbarie n'a pas la globalité d'une torture, cette focalisation sur le visage est proprement déshumanisante : sans visage nous ne sommes plus rien, nous ne sommes plus que ce monstre que tout le monde croit mort, obligé de se cacher comme Christiane. Un monstre qui ne peut retrouver son humanité qu'en dépeçant celle des autres, quelque chose a été perdu et ne peut plus être retrouvé, cette inhumanité ne peut se combler qu'en se transmettant, qu'en volant des visages à son tour.

Les yeux sans visage : restent les yeux, perdus au milieu d'un masque qui tente de reconstituer le visage, masque en plâtre dont la blancheur semble respecter celle de la peau de la cristalline Christiane. Le masque appartient davantage à Christiane que les visages qu'elle essaie en vain de s'approprier, les greffes et leurs rejets se succèdent et toujours elle doit revêtir son masque, fidèle jusque dans la fuite.
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mardi 1 juin 2010

Essence du problème


La dernière fois j'ai emmené Emile au cinéma pour aller voir Une femme disparaît d'Alfred Hitchcock. Les lumières se sont éteintes, le film a commencé. Pendant la séance je me suis obligée à être particulièrement et rigoureusement attentive à ce qui, à première vue, pouvait s'apparenter à une signature hitchcockienne qui pouvait me frapper à force de visionnage de son oeuvre et d'une relation amicale que l'on forge nécessairement avec un réalisateur qu'on aime. J'ai essayé de modestement comprendre un peu plus Hitchcock, de trouver un dénominateur commun à ses films et cela depuis le deuxième rang, comme si l'écran large du cinéma rendait tout plus éloquent, plus visible.
Une chose m'a particulièrement frappée, une chose qui est digne d'être généralisée à bon nombre de ces films (La mort aux trousses, Pas de printemps pour Marnie, Le crime était presque parfait, Fenêtre sur cour, Les Oiseaux, Psychose, Mais qui a tué Harry?, L'homme qui en savait trop, Soupçons, Une femme disparaît, La corde et certainement d'autres mais qui ne me reviennent pas ou que je n'ai pas vus) et qui n'est encore qu'à l'état de petite thèse timide : Hitchcock nous tient parce qu'il s'agit toujours (ou disons très souvent) dans son cinéma de faire appel à cet infini réconfort qui consiste à se faire expliquer une chose, à la voir se dénouer et se rationaliser devant nous jusqu'à ce que l'étrangeté disparaisse tout à fait.
Hitchcock parle à notre soif et à notre jouissance de compréhension. Bien sûr nous n'engrangeons aucun savoir sur le réel après l'un de ses films, (sinon que toute situation initialement insurmontable tend à se surmonter dans le temps) il s'agit juste de créer par une situation artificielle et ludique le plaisir très humain et uniquement humain de la rationalisation. Hitchcock nous place face à l'essence du problème et l'essence de sa résolution.

Face au problème tantôt on accorde au spectateur le point de vue omniscient (il connaît les causes), tantôt on le place du côté du personnage-ignorant (il cherche les causes). Dans le premier cas, quel serait l'intérêt pour le spectateur de résoudre une deuxième fois ce à propos de quoi il a déjà été tenu au courant sinon celui d'assister étape par étape à la façon (souvent ingénieuse) dont tel personnage se débrouille pour accéder à l'explication d'un phénomène?

La situation est donc inexpliquée, irrationnelle, inhabituelle, mais plus que ça, le personnage pris dans ce qu'il ne s'explique pas décide malgré tout (la peur, l'impuissance, la désapprobation de l'entourage, les opinions divergentes sur ce que peut être "le réel") d'investir la situation. Il s'en rend maître même s'il n'est pas en possession de toutes les données et fait montre d'une obstination que le spectateur encourage et que les autres personnages réprouvent. Si Hitchcock aime nous expliquer, remonter laborieusement aux causes, on comprend alors pourquoi la psychanalyse devient pour lui un exquis sujet de prédilection.

Lifeboat - Alfred Hitchcock

gérer le monde

ON THE BOWERY - L. ROGOSIN (1956)


Réflexe sain de spectateur : interroger la part de réalité brute du film, délimiter l'étendue de la fiction dans le docu-fiction, non pas tellement qu'il faille se rassurer, conjurer ce que le film veut nous dire sur la réalité de notre société, mais plutôt que nous exigeons une base certaine sur laquelle fonder nos conclusions et notre indignation, une prise directe avec ce qui se passe devant nos yeux.

On the bowery interroge la nature d'une société dans laquelle peut germer et s'épanouir une telle misère, sur le sens d'une société qui n'est à ce point pas la même pour tous, qui n'a pas la globalité qu'implique logiquement son instauration. Pourtant le choix du film est l'immersion, jamais aucun contraste n'est montré ou dénoncé, tout se joue dans un huis clos au sein du quartier des clochards de Manhattan, toutes les structures citadines leur sont dédiées, les nombreuses scènes dans des bars, autour de l'alcool, font partie intégrante de la misère qui est filmée. Il n'y a pas ce sentiment de révolte brûlante qui habite Come back Africa, pas de réflexion sur une condition sociale précaire de la part de ceux-là même qui la subissent, les hommes utilisent les armes du système qui les oppresse pour s'en sortir, ils cherchent du travail, de l'argent, même si celui-ci doit s'obtenir au détriment des autres clochards. Les corps sont marqués par l'usure d'une vie passée dans la rue et leur résignation est à elle seule un cri qu'est chargé de pousser le spectateur à la place de ceux dont l'apathie a annihilé jusqu'à cette faculté de réaction.

Progression de la misère : l'homme fait son arrivée dans le quartier avec des habits propres et une valise, sa paye en poche lui permet même la générosité un peu dépensière d'offrir des verres aux autres clients du café qui ne se font pas prier pour en profiter. On ignore d'où il vient, ce qu'il veut, tout juste sait-on qu'il est ouvrier et qu'il ne souhaite rester que quelques jours dans le quartier des clochards. L'argent joue alors un rôle d'intégration, le moment autour des verres offerts est bref mais convivial, le payeur est remercié avec insistance et le chacun pour soi se transforme en tous ensemble autour d'une table. Les convives partent rapidement une fois le verre fini, la convivialité est brisée dès lors qu'il n'y a plus cette reconnaissance du ventre, que l'homme pose des limites à sa générosité, limites d'un ordre raisonnable, « je dois dormir quelque part ce soir » etc. Le seul qui reste à ses côtés profitera ensuite de son ivresse pour lui voler sa maigre valise et revendre sa montre, la confiance et l'amitié ne sont jamais vraiment possibles parce qu'elles sont déjà de l'ordre du luxe de la vie installée.

Film militant ? Le militant constate et agit, il agit à son échelle, il combat, il veut réveiller les consciences endormies par la banalité d'une situation dont la persistance n'atténue pourtant pas la gravité. Mais nous ne sommes que les modestes spectateurs d'une modeste critique, s'il s'agit de se demander comment agir la réponse nous échappe forcément. Les rouages mystérieux du grand bateau monde prennent tout leur sens ici et le paradoxe en devient obsédant : la sphère de la misère est tellement massivement à notre portée qu'elle ne peut pas être de notre seule responsabilité, nous ne situons plus très bien pourtant quel genre de superstructure devrait agir. Mais nous réveiller le temps d'un film d'une torpeur saine et légitime a ce mérite responsabilisant de nous faire palper le monde tel que nous l'oublierons toujours un peu.

Épanouissement de la misère : filmer le quartier des clochards pendant trois jours c’est montrer que l'invivable est vivable, qu'il est vécu et que cette capacité morbide d'adaptation de l'être humain, en même temps qu'elle lui permet de continuer à vivre malgré tout, cause aussi son insignifiance progressive, sa douce banalisation. Il y a une esthétique de la misère : le noir et blanc de la saleté, l'obscurité de la crasse, la majesté des structures métalliques aériennes, les visages cassés, les dialogues d'automates.