samedi 29 mai 2010

Au devant de l'écran


Ce n'est pas parce qu'il y a pendant un moment des fauteuils qu'un rapport passif au film doit s'instituer. Le cinéma n'est pas bêtement généreux, il ne donne pas des histoires, il ne donne rien, il exige. S'asseoir dans le noir c'est être en état de se concentrer. Justement, il y a toujours un moment où l'on se lève pour sortir, et c'est à peu près cela qui doit se passer en nous, mais alors dès que le film commence.
Qu'est-ce qu'un film nous demande? Il nous enjoint à nous détourner de quelque chose (le monde) pour mieux y retourner puisqu'il parle avec des acteurs, avec des personnes, des dialogues, des situations: avec le langage même du monde. Mon prof de philo estimait que la seule question valable devant une oeuvre d'art était: "qu'est-ce que cela représente?", tout n'est pas donc donné, il y a un référent. L'image, le son, la couleur, les paroles, tout s'entremêle et tout semble se donner à nous en toute clarté, en toute générosité, sans obscurité, comme si dans cet entremêlement purement technique ne résidait pas des zones d'obscurité, des zones de lumière, des zones d'esprit, des interstices. C'est comme serrer ses mains l'une contre l'autre, on sait que même en pressant très fort l'interstice réside, et au cinéma les interstices sont partout, à nous de les combler, d'y injecter l'intelligence, la compréhension, l'émotion, l'amour de la vie. Alors je me demande, ce même prof de philo nous disait "ce qu'on regarde au cinéma, ce n'est pas l'écran, c'est quelque chose un peu au-devant de l'écran" sinon on en serait à fixer la pure matérialité de la toile. Et je rapportais ça à Juliette et je me suis dit peut-être que cette remarque nous révèle deux rapports possibles au cinéma.
Un rapport de diversion où le cinéma est pris comme simple dérivatif, où tout se donne sans mystère puisque l'on regarde l'écran. J'oublie le monde quand je suis devant le film, j'oublie le film quand je retourne dans le monde, tel pourrait être l'adage du spectateur-méchant, tout ne devient que le moyen d'un oubli, je n'investis jamais rien, je suis ballotté. Et puis cet autre rapport au cinéma où justement nous sommes "un peu au-devant" de l'écran, où nous regardons quoi? De la pure lumière qui donne forme à des corps, précisément comme la terre d'abord informe et vide sans lumière. Le cinéma éclaire ce qui était déjà là. Le générique d'ouverture annonce alors un engagement imminent où tout n'est pas réduit à "rester assis deux heures dans une salle", mais où les deux heures doivent être perçues comme "essence" des choses du monde. Comme une goutte de parfum pourrait résumer l'essence d'un pays; une phrase, l'essence d'un état d'âme. La brièveté ne doit pas être comprise comme raccourci et réduction, mais comme "essentialisation".
Alors le monde prend sens au moment du film et le film au moment du monde. En fait, ce n'est pas tout à fait ça puisque le chef-d'oeuvre fait plus de mal que de bien. Pour lui seul semble compter la façon dont il nous jettera dehors après avoir arborer fièrement une liste de promesses dont le monde est porteur. Ce n'est donc pas le monde qui prend sens, mais le monde qui soudain se gonfle de possibilités mortes-nées et dont nous sommes les purs produits tout aussi morts-nés. Il y a quoi après le chef-d'oeuvre? Il y a une énergie du désespoir, une envie de retrousser les manches pour aller puiser l'essence de l'amour, l'essence de la discussion, l'essence de la famille, etc, que propose le cinéma. Qu'est-ce que le cinéphile? Ce n'est pas le collectionneur, l'accumulateur qui justement à trouver un moyen de sembler passionément au travail alors qu'il n'est qu'assis. Mais plutôt celui qui sait que l'énergie vitale après le chef-d'oeuvre s'épuise, s'oublie et que les prétentions de la vie et de soi-même demandent à être remotivées, remémorées, recélébrées, remises au défi par l'exigence du cinéma.

Le mirage de la vie (Imitation of life) - Douglas Sirk